Lorsqu’une entreprise fait faillite en Argentine, il y a de fortes chances qu’elle soit reprise en autogestion par ses travailleurs. Si l’occupation d’usines et leur reprise en autogestion fait désormais partie du répertoire d’actions collectives des travailleurs argentins, la première d’entre elles se produit en 1992. Il faut cependant attendre la crise de 2001 pour que le processus s’accélère et le documentaire The take, de Naomi Klein, diffusé en 2004, pour le faire connaître mondialement.
Actuellement, près de 400 entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT) permettent à environ à 20 000 personnes de vivre de leur travail (Ruggeri et Quijoux, 2019), qui, faute d’avoir mené ces luttes, auraient basculé dans la zone d’exclusion (Castel, 1995).
Contrairement à ce que nous pourrions nous attendre, les travailleurs autogestionnaires argentins ne se revendiquent pas de l’anarchisme, mais très majoritairement « du péronisme ». Catégorie conflictuelle, enjeu de luttes au sein du champ scientifique comme politique, celle de « péronisme » est pourtant mobilisée par les enquêtés comme catégorie politique et source d’identification. Il est alors impossible pour l’enquêteur d’ignorer cet aspect dans l’explication des conduites individuelles et collectives qu’il étudie. La question qui se pose alors, pour le chercheur français, est celle des clés de lecture qu’il doit mobiliser au cours de son enquête, puis pour communiquer ses réflexions et résultats, produits en Argentine, à un public français. Si la frontière émique/étique doit être définie le plus clairement possible, la difficulté qui apparaît est celle de la circulation de catégories étiques entre deux champs scientifiques nationaux clairement distincts. Peut-on lire la réalité sociale argentine avec des lunettes françaises, ou encore, peut-on mobiliser des catégories scientifiques argentines pour communiquer à l’université en France ?
Si cela est possible, c’est au prix d’un effort de déconstruction catégorielle important, qui nécessite de situer historiquement les clés de lecture, afin de lever le caractère essentialiste qu’elles peuvent parfois mobiliser.
Dès lors, pour répondre à la question que nous nous posons, nous reviendrons dans un premier temps sur le contexte politique, économique et social argentin avec un bref retour historique. Dans un deuxième temps, nous explorerons le lien entre péronisme et autogestion, qui demeure introuvable en l’absence de la restitution du point précédent. Pour finir, nous nous pencherons sur les contraintes concrètes (épistémologiques, matérielles, pratiques) d’enquête en Argentine, soulevées par les relations entre les deux premiers points.
Sylvain Pablo ROTELLI
Titulaire d’un doctorat en sociologie obtenu à l’Iedes, Paris 1, Sylvain Pablo Rotelli provient d’une formation en économie. A ce titre, il a enseigné l’économie monétaire et financière, l’économie internationale et l’économie de la croissance à l’Université Montpellier III pendant quatre ans.
Par la suite, il a enseigné la sociologie politique à la Faculté de Droit et de Science politique à l’Université de Montpellier, avant d’être recruté en tant qu’ATER à l’Université Paris 1.
Actuellement ATER de Science politique à l’Université Paris-Saclay, Sylvain Pablo Rotelli enseigne l’introduction à la science politique en licence ainsi les méthodes de recherche quantitatives et l’évaluation des politiques publiques en Master 2.
Bourdieu, P., (1976) « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 2, n°2-3, juin. La production de l’idéologie dominante. pp. 88-104.
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